• Texte de Noam Alon

  • Noam Alon
  • 2021

« [L’usine] dépasse ses frontières traditionnelles et déborde sur presque tout le reste. Elle envahit les chambres à coucher et les rêves, ainsi que la perception, l’affection et l’attention »1, écrit l’artiste et théoricienne Hito Steyerl. Dans l’univers proposé par Raphaël Maman, c’est le théâtre qui se révèle comme usine. En effet, le spectacle qui a lieu dans le théâtre vide est dénué de sa magie d’illusion où seulement des mécanismes prêts à l’emploi sont représentés. La place d’honneur de la machine dans le monde théâtral (comme en atteste la locution Deus ex Machina) est délaissée ici pour une version diminuée. Des systèmes d’accrochage de rideaux trempés dans le ciment sont construits de manière à contredire la logique de la fonctionnalité́ efficace, en complexifiant un mécanisme simple. Les barres métalliques, les bâches et les cordes s’accumulent en un décor corrodé et dégradé́ qui risque de finir par s’effondrer.

L’arrière-scène esquissée ici prend un rôle semblable à celui donné par Antonin Artaud à son Théâtre de la Cruauté́ qui nous apprend avant tout que « nous ne sommes pas libres, et le ciel peut encore nous tomber sur la tête »2. Ce coup de semonce soulignant la précarité́ qui se manifeste dès l’entrée à l’espace : les specta•teur•rice•s deviennent conscient•e•s de leur présence à partir de leur premier pas. Ce théâtre insiste pour ne pas oublier son public et lui assigne la mission de former la pièce lui-même ; en écriture partagée, chacune et chacun y laissant sa trace par son passage sur le béton. Les cordes tendues à travers l’espace aggravent l’ambiance crispée et font écho au métier à tisser des Moires, les sœurs du destin de la mythologie grecque, qui peuvent décider à tout moment de couper le fil de la vie.

Les cordes arrivent jusqu’à la loge d’acteur dont la présence se manifeste seulement dans le creux du matelas. Son lit est fait de briques, son maquillage de la poudre de ciment, ses costumes des chiffons usés de travail, l’acteur de ce théâtre est dessiné comme un autre rouage fragile dans la machine. Le sol, composé des carrelages renversés révélant les motifs de fabrication, résonne également avec le champ sémantique du labeur. C’est comme si Raphaël Maman s’inspirait du travail de l’agriculteur qui laboure la terre avant de semer ses graines. Pourtant, l’interversion du sol dans off stage ne provient pas de la tentative de faire pousser ensuite une nouvelle chose ; elle provient plutôt du souhait de mettre en lumière la beauté́ non-spectaculaire qui existe déjà̀ dans les simples éléments industriels.

1/ Hito Steyerl, Is a Museum a Factory?, E Flux Journal #07  –  June 2009.
2/ Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Gallimard, 1938 p85.

Noam Alon