• Julia Gault et Raphaël Maman ou l’énigme exquise

  • David Oggioni
  • 2019

Pourquoi se rendre près de Fontainebleau pour voir l’exposition de Julia Gault et Raphaël Maman ?

Peut-être car les alentours de la forêt royale regorgent de vestiges questionnant intrinsèquement, comme les pratiques de nos deux artistes, la norme, la construction, la vanité, le cycle de la vie ? En effet, depuis le château de Fontainebleau dont Napoléon affirmait que son architecture composite a «la forme et la couleur du temps», jusqu’à la tombe du poète en La Chapelle Saint Blaise où gisent les dépouilles de Cocteau et de son dernier compagnon, non loin du Cyclop de Tinguely, musée anthropomorphe hors norme d’art brut en fer et béton, en restauration quasi perpétuelle – et que Niki de Saint Phalle compléta par des milliers de miroirs-, en passant par Barbizon dont l’école de peinture vint mettre à mal l’académisme de la capitale, nous parvenons aux promenades morétaines où les paysages aux changements de couleurs et variations de lumières multiples, en firent un haut lieu de la peinture impressionniste immortalisée par Sisley. Lui-même fut enterré non loin de la Façade François 1er, aujourd’hui monument historique, qui, démontée et remontée par amour, fit, en un demi-millénaire, l’aller-retour entre Paris et Moret-sur-Loing donc, commune au nom également soumise à un patchwork d’arrangements municipaux successifs, située, comme son étymologie l’indique, sur des marécages, alimentés par non moins de quatre cours d’eau, symbole de mouvement perpétuel dans lequel souhaitent ici s’inscrire nos plasticiens. C’est au sein de l’atelier de l’artiste et également présidente du Prieuré de Pont-Loup, que la commissaire Virginie Prokopowicz, a convié Gault et Maman à investir l’Espace de création « Le Mur », pour une exposition dont le titre, dernier vers d’un poème de Breton le collagiste (1), est déjà, en soi, tout un programme. Imaginée en trois phases lors desquelles les artistes font évoluer leurs gestes du sol au plafond, nous invitant en quelque sorte, à nous élever nous-mêmes, au-dessus du bâti, l’exposition est conçue tel un pas de deux, ou des fragments du discours amoureux. Julia répond à Raphaël qui réagit à Julia qui inspire Raphaël, en des allers-retours de leurs univers qui parfois se croisent ou bien se superposent, se cachent ou s’additionnent ou bien encore s’interpénètrent, mais toujours dans une incorporation à l’esprit du lieu qui en gênera la raison d’être. « Le Mur » était anciennement un magasin de bricolage, dont les nouveaux locaux ont déménagé juste en face. C’est là que Raphaël acquit, au moyen de la toute mince enveloppe de production allouée, le matériel qui lui sert de sculpture : des cloisons, du béton, un laser et un feutre rouge fluo. Tandis que Julia, originaire du coin, c’est en pleine forêt sacrée qu’elle a été puiser son élément de prédilection : la terre ; ici une tonne pour ériger ses commentaires rompus à la collapsologie inéluctable. Très loin du « white cube », depuis son espace disloqué, cette ancienne boutique relayait par commerce des produits normés.

Qu’est-ce que la norme en architecture moderne ?

Même si l’histoire entre modernisme et totalitarisme reste à faire, Il faut ici évoquer, à l’instar de Raphaël Maman, en ce centenaire du Bauhaus, la figure de Ernst Neufert, adjoint de Walter Gropius, qui comme tant d’autres, après avoir été forcé de passer par l’école de Weimar, ne put résister à faire du typage, de la standardisation et de la rationalisation pour le compte d’Albert Speer, architecte de triste mémoire du IIIe Reich, qui lui préfacera, en tant que ministre de la guerre et de l’armement, ce qui deviendra la référence mondiale et absolue en matière de guide de normalisation de la construction, encore de nos jours rééditée et augmentée. (2) Un an à peine avant la publication des poèmes surréalistes d’André Breton dont est tiré le titre de notre exposition. Avec son oktometer, basé sur un homme blond d’1m75, qui inspirera le modulor du Corbusier, tout comme sa grille de 2m50, qui resteront des normes DIN toujours en vigueur, Neufert théorise depuis la taille des cages à poules, jusqu’à celle des aéroports. Après la participation de son collègue Fritz Ertl, également bauhaussien, à la construction d’Auschwitz, il collaborera à la reconstruction de l’Allemagne rasée et recevra avant sa mort – un comble aux yeux de certains -, la Grande Croix du Mérite.

L’exposition

C’est probablement en réaction à tout ce beau monde que Raphaël Maman vient écraser désespérément trois placoplâtres standardisés de 250x120cm contre le plafond de 240cm de hauteur. Ils servent dans un premier temps à des restructurations de l’espace, de sorte, par exemple, à ce que notre premier regard depuis l’entrée, traverse les 4 pièces, happé par la marque en forme pyramidale du premier gros tas de terre de Julia. Celui-ci s’est ensuite transformé en cinq tas tronqués, puis en parpaings effrités ou vestiges – comme ce moule d’escalier allongé qui s’écrase très lentement sur lui-même en regardant la relique emmurée d’un palier aujourd’hui disparu, appartenant peut-être à l’époque encore plus lointaine où le Mur était un garage automobile. Ils s’érigeront enfin en éléments architecturaux – un pilier, un mur et un angle, tous augmentés par des fils à béton – un peu à la manière de son installation au salon de Montrouge (3). Ils renvoient à la fausse solidité, aux yeux du temps, de toute construction. Dans un jeu de regards entre les traces ou les pièces de Julia, les néons, ou les structures fossiles de l’espace, Raphaël réalise des cloisonnements, parfois inaccessibles, autant d’espaces mentaux fantômes ; il a coulé dans l’entrée une majestueuse dalle ‘champignon’ en béton sur laquelle, nous obligeant en guise d’accueil à marcher, se produisent des cassures qu’il vient en vain tenter de colmater au mortier, en parfait maitre kintsugi appliqué à bien faire. Du sol elle observe tout près, un demi-tas tronqué par Julia, qui semble s‘adosser à la vitrine, mais par effet de trompe-l’œil nous renvoie à l’équilibre précaire auquel sont soumis la vie et le monde. Malgré la perte de repères, induite par cette occupation multiple de la poétique du chantier in-progress, la déambulation semble s’opérer par la translittération au feutre rouge fluo, au mur ou sur certaines pièces, d’un rayon laser. Premier élément installé au centre, pour ainsi dire, de la dernière salle, le relevé de sa projection à 360° tente de réserver par le vide la mémoire des phases révolues. Présence des absences, cette subtile fiction incorpore, en y regardant de plus près, toutes les infimes vibrations et rythmes de l’humanité de Raphaël Maman, soumises aux variations de son corps selon qu’il aborde le sol, le muret ou le plafond.

Artification et non-art

Selon le concept d’Artification à partir duquel Maman rédigea son mémoire depuis l’Ensad, avant son intégration aux ateliers de Tatiana Trouvé, Janssens et Rochette à l’Esnba de Paris où il se trouve aujourd’hui, les traces sont fondamentales dans ce passage depuis le non-art et l’art. Théorie que l’on retrouve dans ce dernier détail mais non des moindres. L’accrochage dans l’espace de photos 10x15cm clouées entre deux plaques de verres aux murs du « Mur », exposant ainsi, plus que les vues disparues des interventions, leurs allusions par les gestes, se retrouveront dans une publication dont la sortie est fixée concomitamment à la présentation de son diplôme au début de l’été 2020. Ce livre faisant œuvre est l’enfant à quatre mains de cet étonnant projet. Restent quelques jours à peine avant le finissage qui mettra en lumière la phase ultime, après laquelle Julia Gault, l’ensadienne, rapportera en procession recyclante et enterrera la terre utilisée à l’endroit même où elle la préleva, terre retournant à la terre, ou mashup des Adieux de Fontainebleau.

David Oggioni
© Julia Gault et Raphaël Maman ou l’énigme exquise, Artaïs Art Contemporain