L’énigme est de ne pas savoir si l’on abat si l’on bâtit
- 2019
- Le Mur - Espace de création, exposition collective
La « carte blanche » est devenue un genre à part entière dans la pratique de l’exposition. Offerte le plus généralement à un artiste, en l’occurrence deux, Julia Gault et Raphaël Maman, elle invite implicitement à deux actes : sonder l’identité d’un lieu, on pourrait dire pompeusement capter son genius loci, et déployer un projet à son échelle de nature à ce qu’ils entrent en correspondance. Le local, tel qu’il est perçu par l’artiste, s’hybridant avec son oeuvre.
Or, Julia et Raphaël ont trouvé avec le Mur un espace « carrelage-néons » de production en travaux, face un Gédimat, et dans une commune, Moret-sur-Loing, qui porte dans son nom (Moret dériverait du celte mor- signifiant marais) la rude épreuve qu’elle impose à ce qui y est bâti. Dans un Paris qui devient Grand, les images de chantier ne manquent pas, et dans leur étrange beauté, impriment certains égarés qui les observent en passant. Le chantier. C’est donc cette idée en tête que Julia Gault et Raphaël Maman ont retourné l’espace, dans une volonté de créer un lieu qui garde les traces de ses états précédents, une spatialité mouvante associée aux gestes de cette transformation. En entrant, une dalle de béton, fraîchement coulée, là, quelques plaques de placo, ici, un trait de laser, mais qui à mieux y regarder est reporté à la main, avec les imprécisions subtiles que cela engendre par rapport au trait autoritaire du laser, au fond, les traces d’un tas de terre, et de multiples structures, des tas coupés sec, des tours, hautes mais fragiles, que d’équilibres précaires qui menacent de s’effondrer, et parfois passent à l’acte. Bref, c’est en chantier, littéralement. Concrete, en anglais le béton et ce qui est concret, voilà un mot qui qualifierait bien cette expo. C’est un morceau de réalité posé dans un espace d’exposition. Du réel, pur, sans narration, sans message, et dans tout ce qu’il a de prosaïque. Et comme un chantier, il a impliqué le corps de ses travailleurs, qui sont par exemple allés chercher la tonne de terre dans la forêt alentour. Et comme un chantier, qui n’a pas vocation à rester là sans mouvement - c’est un lieu en même temps qu’un moment, la transition dans un espace entre deux états -, ce projet est appelé à évoluer lui aussi, à connaitre différents stades. Une exposition qui a renoncé à son unité de temps, évolutive, et qui ne présente pas tant qu’elle représente. Pas une succession d’images accrochées les unes à côté des autres, une image, globale et mouvante. Et à y regarder de près, tout cela apparaît comme une synthèse de certaines ramifications du travail des deux jeunes artistes. Chez Julia Gault, on a déjà vu ces tas de terre, menaçants à deux titres, par leur stature et de s’effondrer sous leur propre poids ; on a constaté l’intérêt qu’elle porte pour ce qui passe, pour la transition, en même temps que pour le fragile, notamment en exposant des récipients en terre crue remplis d’eau pour déclencher leur affaissement. Chez Raphaël Maman, on a vu l’attrait pour la norme et l’usage, pour la manière de contraindre et de diriger des corps, de confronter leur mesure à l’espace. Ainsi ont-ils hybridé leur pratique à l’espace, en même temps qu’ils ont réalisé une synthèse du chemin parcouru jusque-là. Et le chantier qui pourrait apparaître dès lors comme une parabole de leur propre condition, d’humains, de citoyens, d’artistes. Ce qu’ils construisent.
Clément Thibault