Le Courrier et le Jardinier
- 2024
- Centre d'art Jean-Pierre Jouffroy - Bonneuil-sur-Marne, Duo Show avec Pier Sparta
Une vie commode
Commode est une vie appropriée à son propre corps. Dans une vie commode, toutes les mesures qui régissent les produits, les lieux et les données sont établies en prenant pour modèle la personne elle-même. Une vie qui m’est commode se déroule donc dans un environnement à mon image et qui ne souffre d’aucune altérité. Je m’y retrouve partout comme dans un miroir brisé. Tout est prévisible, écrit et rassurant. Dans ce récit anticipé, la norme fait loi : elle est gardienne des corps, justifiant le contrôle des actions par un souci de sécurité.
L’exposition de Raphaël Maman et Pier Sparta soulève des interrogations sur les possibilités d’infiltration et d’enchantement au sein d’une vie ainsi rangée : comment peut-on - par quelles stratégies - introduire des anomalies dans un environnement où tout semble être « à sa place » ? Dans « Le Courrier et le Jardinier », deux univers se croisent et entament un dialogue au sein d’un espace que l’on peut qualifier de « normé ». L’un est onirique, personnifié et tout droit sorti d’un folklore syncrétique ; l’autre est architectural et fondé sur des gestes de déplacements et des actions-peu. Ensemble, les deux artistes investissent l’espace par une scénographie qui se veut à la fois discrète et poreuse à d’autres atmosphères. Les frontières entre le familier et l’étrange, l’humain et l’animal s’estompent.
L’intérêt pour la norme et le standard est omniprésent dans le travail de Raphaël Maman. À travers Mécanique d’un mur, l’espace d’exposition est façonné et découpé par une installation de murs en carton, reprenant le format standard des parpaings de béton et atteignant une hauteur de 1,50 mètre. Le liant qui les unie est loin d’être conventionnel : il s’agit de graisse mécanique, qui lentement va imprégner les quelques 600 cartons. Par cette contamination insidieuse, les pseudos murs révèlent leur fragilité et leur potentiel de désintégration : la dimension hégémonique de l’ordre établi commence à s’éroder, du sol au plafond.
Dans cet espace imprégné de corps étrangers, Pier Sparta distribue trois typologies de créatures : une qui rampe, une autre qui vole et une dernière qui marche. Ainsi énoncées, elles peuvent prendre la forme d’une énigme posée par la Sphinge : le crapaud, les corbeaux et le cervidé ne regardent pas le monde du même point de vue. Plutôt, ils endossent chacun un rôle comme un personnage de théâtre et invitent à poser sur l’environnement familier un regard empreint d’une nouvelle curiosité. Comme des apparitions, ces entités mystérieuses se glissent dans les interstices de la réalité, ils la disloquent, l’habitent de chimères auxquelles les contes nous ont accoutumés.
Ranger, suivre, ordonner l’espace ou le récit. Dans cette dynamique de subversion subtile, Raphaël Maman et Pier Sparta convergent autour d’un objet central : une commode de taille standard. À partir d’un plan commun, chacun interprète et façonne cette commode selon sa propre vision, évoquant ainsi une dualité entre l’uniformité des normes et la subjectivité de l’expérience individuelle. L’espace quotidien est envisagé comme un meuble du quotidien : si tout est construit et pensé pour être à sa place, les lignes et les apparences ne s’articulent jamais deux fois de la même façon.
© Texte : Elora Weill-Engerer.
© Photos : Adrien Thibault.
© Graphisme : Tommy Bougé.