Raphaël Maman [PORTRAIT]
- Anne Bourrassé
- 2019
Notre « usage du monde » est modelé́, contraint par des mesures standards qui nous sont acquises. Par les dimensions d’une feuille de papier, l’envergure de nos bureaux, par les « pouces » de nos ordinateurs, chaque élément de notre quotidien est mesuré pour s’inscrire dans un schéma normé à l’échelle d’une pièce d’appartement, d’une rue, d’une ville, d’un pays, d’un monde en commun. La rationalisation architecturale, à la base du « dessin » de notre société́, est apparue dans les années 20. Un ouvrage de référence lui est consacré́ « Les éléments des projets de constructions » par l’architecte Ernst Neufert en 1936. Remis à jour régulièrement, il pose les préceptes de l’architecture encore de nos jours. Ces repères imposés sont devenus omniprésents, voire naturels, à tel point que nous les avons oubliés. Et c’est là, dans cette prise de distance critique, dans l’observation attentive des normes que se construit le terrain fertile de la création de Raphaël Maman.
Formé au métier du design graphique, c’est dans l’exercice appliqué de cette discipline et de ses standards, qu’il a nourri une pratique artistique. La tradition veut que le designer soit au service des normes. Normes de lisibilité́, normes de mise en page, normes ergonomiques, normes de poids. Mais le XXe siècle a apporté́ avec lui une redéfinition et une hybridation des métiers. Une certaine artification du graphisme est apparue, ce processus qui fait évoluer une pratique non-artistique vers l’art et dans lequel s’est engouffré Raphaël Maman.
Sa pratique croisée de sculpteur et designer naît d’une volonté́ de révéler la norme en lui donnant corps, pour mieux dévoiler sa logique et son fonctionnement. Avec ce processus de création, il matérialise l’invisible pour que nous puissions à notre tour nous interroger sur l’existant et éveiller un imaginaire encore inexploré́. Les normes deviennent ses règles du jeu, un système de mesure propre qui déborde en un critère de création. Partir de la contrainte imposée pour la défier. Apprivoiser pour contredire. Déconstruire pour créer. Ce qui jusque là nous paraît banal, Raphaël le transporte dans une poétique plastique. Sans chercher à colorer ni décorer, ses œuvres font preuve d’une esthétique sans artifices. Les matériaux bruts et la géométrie appliquée qu’il utilise sont à la frontière de l’art minimal et géométrique de Sol Lewitt ou Carl André́. En révélant les normes qui entourent notre quotidien, Raphaël tente d’interroger nos pratiques communes. Se questionner, c’est déjà̀ s’approprier non pas « un », mais « son » usage du monde.
« L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte, où il se rassemble ?»
Georges Perec, Espèces d’espaces, 1974
Anne Bourrassé
© Raphaël Maman [PORTRAIT], Point Contemporain