• Homekeeping/Homeshaking

  • 2022
  • L'Ahah, exposition collective

À l’aune de nos frontières, à la fois réelles et symboliques, comment repenser aujourd’hui la question de l’habitat, de la maison et de l’espace domestique ? Dans un monde où «le mouvement est désormais devenu un mode admis d’être au monde et non plus comme une zone de transition inconfortable entre deux points fixes», les créateur.ice.s esquissent iels aussi de nouveaux territoires, réinventent de nouveaux espaces et de nouvelles terminologies. A l’heure d’une pandémie mondiale et d’un défaitisme écologique latent, à l’heure du paradoxe enfermement/hyper-mobilité, les artistes repensent les écosystèmes domestiques, redessinent de nouvelles écologies du foyer, de la patrie. Si nous rapprochons les notions de déplacement et d’espace domestique (par essence, espace intérieur) ; en connectant ces deux idées en apparence antinomique, c’est pour mieux interroger ce que signifie «être chez soi». Ce que signifie la maison à une époque où les déplacements sont multiples, plus réguliers, plus fréquents. Que signifie la maison à l’heure d’une épidémie planétaire et d’une crise environnementale sans précédent ? Ces dernières nous renvoient en miroir des individus «contraints», des espaces, souvent exigus, exacerbant les inégalités déjà en place à cet endroit là, celui de l’intime. Nos sociétés européanocentrées invisibilisent autant qu’elles stigmatisent des personnes obligées de fuir un pays où elles ont grandi, car elles ont «plus que jamais associé la figure du réfugié dans l’ère du soupçon». Mais «l’invisibilité n’est pas absence».

Cette exposition souhaite relire les concepts d’espaces et de barrières, l’idée de circulation des individus, tout en réfléchissant à la manière dont cette mobilité impacte la sphère de l’intime. Il s’agit, avant toute chose, de tisser une généalogie de ces questions de déplacements, de territoires, en particulier territoires de l’intérieur, du domestique ; s’interroger sur la notion d’habiter un espace, une région, ou de les fuir, d’être en exil. Nous souhaitons mettre en avant ces constellations qui infusent aujourd’hui nos sociétés et la création artistique ; créer une recension non objective, un répertoire « errant» de la mise en œuvre de ces concepts. Quels sont-ils, comment distinguer ces notions si inextricablement liées : maisons, foyers, territoires. Comment les illustrer, comment se les approprier et développer des narratives à la fois intimes et sociales ?

L’exil d’abord. Images de l’exil lointaines, qui ont nourri l’histoire de l’art occidentale, Ulysse, Adam et Eve, premier.e.s exilé.e.s de l’histoire mythologique, de l’humanité chrétienne, images de l’Exode, de cette fuite hors d’Égypte ... Ces images antédiluviennes peuplent une mémoire collective et posent la question de la perte, du déplacement. Nous parlons ici d’exode mais l’on pourrait tout aussi bien évoquer l’hégire dans l’Islam, au VIIe siècle. Le déplacement, l’immigration, l’arrachement à un territoire imprègnent les monothéismes. Où va-t-on une fois chassé.e ou évadé.e ? Dans son dernier ouvrage Images de l’exil, Maurice Fréchuret revient sur l’évolution de ces images chrétiennes jusqu’à l’iconographie des exodes du XIXe et XXe siècle et à sa propagation dans le champ de l’art actuel. Ces représentations abondent dans un certain art, dominé, en ses débuts, par les religions. Ces images occidentales de la fuite, de la migration, ont développé une histoire de l’art située et partiale, construite à partir de la domination chrétienne, et selon une rhétorique coloniale. Mais aux croisements de ces discours dominants se sont élaborées des hétérotopies, des tiers-lieux, « des contre-espaces » fondés sur ces intersections théoriques. Le déplacement est nécessaire. L’exil et le mouvement sont créateurs, de manière d’autant plus prégnante dans la seconde moitié du XXe siècle, avec la Seconde Guerre mondiale et l’accentuation des mouvements migratoires des artistes européen.ne.s vers les États-Unis notamment. Ces transmigrations ont opéré une contagion de la scène américaine, une collision des mondes qui ont revitalisé la création.

Le foyer ensuite. Qu’entend-on par «maison» lorsque l’on a dû fuir – sans aucun autre choix – son pays ? Que devient ce pays d’adoption, ce pays-refuge, souvent hostile ? Où va-t-on quand on n’habite plus nulle part ? Qui est-on lorsque l’on est apatride ? Artistes immigré.e.s, ou non, chacun.e a déjà pu expérimenter subjectivement le déplacement, le mouvement, un certain déracinement. Les années 1980 et 1990 ont été propices au développement d’expositions et de publications interrogeant et « signalant le pouvoir des discours décoloniaux». À l’aune d’un monde globalisé, où les frontières sont – en apparence – estompées, la notion de foyer et d’espace domestique réunit une multitude d’artistes réfléchissant autour de ces concepts. Il ne s’agit en aucun cas de les enfermer dans des cases ou des catégories, mais bien de leur laisser la place, de les voir dessiner les frontières hybrides et poreuses des définitions qui gravitent autour des concepts de « maison », de «frontières» et de «migrations».

Jeanne Mathas, Modern Odysseys.
© Photos (1,2,3 et 4): L'Ahah
© Photos (5): Jeanne Mathas

Avec les artistes: Ouassila Arras, Daniel Galicia, Katrin Koskaru, Jean-françois Leroy, Raphaël Maman, Rayane Mcirdi, Yacine Ouelhadj, Jeanne Susplugas.